V
Au pied de la tour Neuve
« Maintenant, dit Brantôme dans son livre des Capitaines illustres, il nous faut parler d’un très grand capitaine, s’il en fut oncques. »
Faisons comme Brantôme ; seulement, soyons plus juste envers Gaspard de Coligny, seigneur de Châtillon, que ne l’est le courtisan des Guises.
Dans deux autres de nos livres, nous avons déjà parlé grandement de l’illustre défenseur de Saint-Quentin ; mais nos lecteurs peuvent avoir oublié la Reine Margot et ne pas connaître encore le Page du duc de Savoie : il nous paraît donc urgent de dire quelques mots de la naissance, de la famille et des antécédents, comme on dit aujourd’hui, de l’amiral.
Nous soulignons ce mot, parce que c’était le titre sous lequel était connu celui dont nous parlons, et qu’il était bien rare qu’on le désignât sous le nom de Gaspard de Coligny ou sous celui du seigneur de Châtillon, le titre de l’amiral ayant prévalu.
Gaspard de Coligny était né le 17 février 1517, à Châtillon-sur-Loing, résidence seigneuriale de sa famille.
Son père, noble bressan, s’était établi en France après la réunion de sa province au royaume ; il occupait un rang supérieur dans les armées du roi et prit le nom de Châtillon, étant devenu propriétaire de cette seigneurie.
Il avait épousé Louise de Montmorency, sœur du connétable, duquel nous avons eu occasion de parler bien souvent, et particulièrement dans nos livres d’Ascanio, des Deux Diane et du Page du duc de Savoie.
Les quatre fils du seigneur de Châtillon, Pierre, Odet, Gaspard et Dandelot, se trouvaient donc les neveux du connétable. Le premier, Pierre, mourut à cinq ans. Le second, Odet, se trouva donc destiné à soutenir l’honneur du nom.
Vingt ans après cette mort, le connétable eut à sa disposition un chapeau de cardinal. Aucun de ses fils n’en voulut ; il l’offrit alors aux fils de sa sœur : Gaspard et Dandelot, nés tous deux avec un tempérament guerrier, refusèrent ; Odet, d’un tempérament calme et contemplatif, accepta.
Gaspard se trouva donc le chef de la famille, d’autant plus le chef que, dès 1522, son père était mort.
Nous avons dit ailleurs comment ses exercices s’accomplirent comme compagnon de François de Guise, et quelle amitié unit les deux jeunes gens jusqu’au moment où, à propos de la bataille de Renty, chacun d’eux avait fait des prodiges de valeur, un refroidissement se glissa entre eux. Le duc Claude de Lorraine étant mort, le duc François et le cardinal, son frère, s’étant mis à la tête du parti catholique et emparés des affaires de l’État, ce refroidissement devint une belle et bonne haine.
Pendant ce temps, malgré la haine des Guises, le jeune Gaspard de Châtillon était devenu un des hommes les plus distingués de son époque, et avait grandi en renommée et en honneur. Armé chevalier, ainsi que son frère Dandelot, par le duc d’Enghien, et cela sur le champ de bataille même de Cérisoles, où chacun avait pris un drapeau, il avait été fait colonel en 1544, puis, trois ans après, colonel général de l’infanterie ; puis, enfin, amiral.
C’était alors qu’il s’était défait, en faveur de son frère Dandelot, qu’il aimait tendrement et dont il était tendrement aimé, de la charge de colonel général de l’infanterie.
Vers 1545, les deux frères avaient épousé deux filles de la noble maison bretonne de Laval.
Dans le Page du duc de Savoie, on retrouvera l’amiral au siège de Saint-Quentin, et l’on verra avec quelle admirable constance il défendit la ville pierre à pierre et fut pris les armes à la main au dernier assaut.
Ce fut pendant sa captivité, à Anvers, qu’une Bible lui étant tombée entre les mains, il changea de religion.
Depuis six ans déjà, son frère Dandelot était calviniste.
L’importance de l’amiral le désignait naturellement comme chef militaire de la religion réformée.
Cependant, comme il n’y avait pas encore eu rupture entre les deux partis, qu’on n’en était encore qu’aux persécutions, Dandelot et son frère occupaient à la Cour chacun le poste que son rang lui donnait.
« Mais, dit un historien du temps, la Cour n’avait pas d’ennemi plus redoutable. »
Doué d’un sang froid, d’un courage et d’une habileté extraordinaires, il semblait né pour devenir ce qu’il était devenu en effet, le véritable chef du parti calviniste : il en avait, et la persistance, et l’indomptable énergie ; quoique souvent vaincu, il devenait presque toujours plus redoutable après ses défaites, que ses ennemis après leurs victoires. Ne comptant son rang pour rien, sa vie que pour peu de chose, prêt à toute heure à la sacrifier pour la défense du royaume ou le triomphe de sa foi, il joignait au génie de la guerre les solides vernis des plus grands citoyens.
Au milieu de ces temps orageux, la vue de cette tête sereine repose doucement les yeux ; il est comme ces grands chênes qui restent debout au milieu des tempêtes, comme ces grands monts dont le sommet reste calme au milieu des orages, parce que ce sommet domine la foudre.
Chêne, la pluie n’entamera point sa rugueuse écorce, le vent ne courbera pas son front ; pour le déraciner, il faudra un de ces ouragans qui renversent tout.
Mont, il deviendra volcan, et, à chacune de ses éruptions, le trône tremblera, secoué jusque dans sa base, et, pour combler cecratère, éteindre cette lave, il faudra un des cataclysmes qui changent la face des empires.
Aussi, le prince de Condé, génie actif, entreprenant, ambitieux, s’appuiera-t-il à lui pour livrer pendant dix ans bataille sur bataille aux armées du roi.
Le prince de Condé était, nous l’avons dit, l’interlocuteur de l’amiral. C’était avec cet illustre jeune homme que Coligny causait, pendant cette nuit du 18 au 19 décembre, perdu dans l’ombre profilée par la tour Neuve.
Nous connaissons, physiquement du moins, le prince de Condé ; nous l’avons vu entrer dans l’auberge du Cheval rouge, et nous avons pu, d’après quelque mots prononcés par lui, nous faire une idée de son caractère.
Qu’on nous permette maintenant, et sur ce caractère, et sur la position que le prince occupait à la Cour, quelques détails qui nous paraissent indispensables.
M. de Condé ne montrait pas encore ce qu’il était ; mais on pressentait ce qu’il pouvait être, et cette prévision donnait une grande importance à ce beau jeune prince, connu jusqu’à cette heure seulement par ses folles et volages amours, et qui, comme son contemporain don Juan, inscrivait sur de gigantesques listes les dames les plus renommées de la Cour.
Il avait vingt-neuf ans à cette époque, nous croyons l’avoir dit. C’était le cinquième et dernier fils de Charles de Bourbon, comte de Vendôme, tige moderne de toutes les branches de la maison de Bourbon.
Il avait pour frères aînés Antoine de Bourbon, roi de Navarre et père de Henri IV ; François, comte d’Enghien ; le cardinal Charles de Bourbon, archevêque de Rouen ; et Jean, comte d’Enghien, qui, deux ans auparavant, venait d’être tué à la bataille de Saint-Quentin.
Louis de Condé n’était donc, à cette époque, qu’un cadet de famille, ayant pour toute fortune la cape et l’épée.
Et encore l’épée valait-elle mieux que la cape.
Cette épée, le prince l’avait glorieusement tirée dans les guerres de Henri II, et dans quelques querelles particulières qui lui avaient fait une réputation de courage presque égale à celle qu’il s’était faite comme homme à bonnes fortunes et surtout à inconstantes amours.
C’était pour le prince de Condé surtout que semblait avoir été fait cet axiome : « La possession tue l’amour. »
Dès que le prince possédait, il n’aimait plus.
C’était une chose bien connue parmi ces belles dames dont Brantôme nous a écrit la galante histoire, et cependant, chose étrange ! cela ne paraissait faire auprès d’elles aucun tort aux intérêts du jeune prince, si amoureux et si jovial, qu’on avait fait sur lui, en forme de prière, le quatrain suivant :
Ce petit homme tant joli,
Qui toujours chante et toujours rit,
Qui toujours baise sa mignonne,
Dieu gard’ de mal le petit homme !
Comme on voit, chez le poète qui avait fait ces quatre vers, l’intention était meilleure que la rime ; mais, enfin, comme ils offrent une idée assez exacte du sentiment de sympathie qu’inspirait à la Cour Louis de Condé, nous nous hasardons à les citer.
Notre livre, d’ailleurs, est signé Alexandre Dumas et non Richelet.
Cette sympathie était grande entre l’amiral, et le jeune prince ; l’amiral, encore jeune, il avait quarante-deux ans, aimait Louis de Condé, comme il eût aimé un de ses jeunes frères, et, de son côté, le prince de Condé, caractère chevaleresque et aventureux, bien plus porté par nature à étudier le mystère de l’amour qu’à s’inquiéter des triomphes ou des défaites de la religion, insoucieux catholique qu’il était encore à cette époque, le prince de Condé, comme un écolier avec un maître aimé, écoutait le sévère amiral d’une oreille, tandis que, de loin, il suivait des yeux le galop d’une belle amazone au retour de la chasse, ou la chansonnette d’une jeune fille au retour des champs.
Or, voici ce qui était arrivé une heure auparavant.
L’amiral, en sortant du Louvre, où il avait été faire sa cour au jeune roi, avait aperçu, avec cet œil du capitaine habitué aux ténèbres, au pied de la tour Neuve, un homme enveloppé dans un manteau, qui, la tête levée vers un balcon que dominaient deux fenêtres éclairées, semblait ou attendre un signal ou être là pour en donner un. L’amiral peu curieux de son naturel, allait s’acheminer vers la rue de Béthisy, où était son hôtel, lorsque lui passa par l’esprit qu’un seul homme, à une heure où l’on arrêtait volontiers tous les passants, pour peu qu’ils approchassent du Louvre, pouvait avoir la hardiesse de se promener devant le palais du roi à cent pas des sentinelles, et que cet homme devait être le prince de Condé.
Il alla à lui, et comme cet homme, au fur et à mesure que l’amiral s’avançait, s’enfonçait autant que possible dans l’obscurité, arrivé à vingt pas de distance, il lui cria :
– Hé ! prince !
– Qui va là ? demanda le prince de Condé, car c’était lui, en effet.
– Un ami, répondit l’amiral en continuant d’avancer, et en souriant à cette idée que sa perspicacité, cette fois encore, avait deviné juste.
– Ah ! ah ! c’est la voix de monsieur l’amiral, si je ne me trompe, dit le prince en faisant quelques pas pour venir au-devant de celui qui l’appelait.
Les deux hommes se joignirent sur la limite de l’ombre ; le premier tira l’amiral à lui ; de sorte que tous deux se trouvèrent dans l’obscurité.
– Comment, diable, demanda le prince après avoir tendrement et avec une sorte de respect serré la main de l’amiral, comment avez-vous su que j’étais là ?
– Je l’ai deviné, dit l’amiral.
– Ah ! voilà qui est fort, par exemple ! Comment vous y êtes-vous pris ?
– Oh ! bien simplement.
– Voyons, dites.
– En apercevant un homme à la portée des sentinelles, je me suis dit qu’il n’y avait qu’un cavalier en France capable de risquer sa vie pour voir le vent agiter le rideau d’une jolie femme, et que cet homme, c’était Votre Altesse.
– Mon cher amiral, permettez-moi de vous remercier, d’abord, de l’excellente opinion que vous avez de moi, puis, ensuite, de vous faire mon compliment bien sincère : il est impossible d’avoir une plus merveilleuse sagacité que la vôtre.
– Ah ! fit l’amiral.
– Je suis là, en effet, dit le prince, à regarder la fenêtre d’une chambre où demeure, non pas une jolie femme, puisque celle qui me tient ici était une enfant encore il y a six mois, et aujourd’hui est à peine une jeune fille, mais une jeune fille ravissante, d’une beauté accomplie.
– Vous voulez parler de Mlle de Saint-André ? dit l’amiral.
– Justement. De mieux en mieux, mon cher amiral, riposta le prince ; et cela m’explique quel intérêt m’a poussé à vous prendre pour ami.
– C’est donc un intérêt qui vous a poussé à cela ? demanda en riant Coligny.
– Oui, et un très grand même.
– Lequel ? Faites-moi votre confident, prince.
– C’est que, si je ne vous avais pas eu pour ami, monsieur l’amiral, je vous eusse peut-être eu pour ennemi, et qu’alors j’eusse eu en vous un ennemi implacable.
L’amiral hocha la tête à cette flatterie venant de la part d’un homme auquel il s’apprêtait à faire des reproches, et il se contenta de lui répondre :
– Vous n’ignorez pas, sans doute, prince, que Mlle de Saint-André est fiancée à M. de Joinville, fils aîné du duc de Guise.
– Non seulement je ne l’ignore pas, monsieur l’amiral, mais encore c’est à la nouvelle de ce mariage que je suis devenu amoureux fou de Mlle de Saint-André ; si bien que je puis dire hardiment que mon amour pour Mlle de Saint-André vient principalement de ma haine pour les Guises.
– Ah çà ! mais c’est la première fois, prince, que j’entends parler de cet amour ; d’ordinaire, vos amours à vous prennent, comme l’alouette, leur vol en chantant. C’est donc un nouveau-né que cet amour, qu’il n’a pas encore fait de bruit ?
– Pas si nouveau, mon cher amiral ; il est âgé de six mois, au contraire.
– Bah ! vraiment ! demanda l’amiral en accompagnant sa demande d’un regard qui exprimait son étonnement.
– Six mois, oui, presque jour pour jour, ma foi ! Vous souvenez-vous d’un horoscope qu’une vieille sorcière a tiré de M. de Guise, du maréchal de Saint-André et de votre serviteur à la foire du landi ? Il me semble bien, pour mon compte, vous avoir rapporté cette histoire.
– Oui, je me le rappelle parfaitement. Le fait est arrivé dans une auberge, sur la route de Gonesse à Saint-Denis.
– C’est cela même, mon cher amiral. Eh bien ! c’est de ce jour-là que date la révélation de mon amour pour la charmante Charlotte, et, soit que la mort que l’on m’a prédite m’ait donné un singulier goût pour la vie, à partir de ce jour, je n’ai vécu que dans l’espoir d’être aimé de la fille du maréchal, et j’ai employé toutes les ressources de mon esprit pour arriver à cette fin.
– Et, sans indiscrétion, prince, demanda l’amiral, avez-vous été payé de retour ?
– Non, mon cousin, non ; c’est pourquoi vous me voyez ici faisant le pied de grue.
– Et attendant, galant chevalier que vous êtes, qu’on vous jette une fleur, un gant, une parole ?
– Ma foi, n’attendant plus même cela.
– Qu’attendez-vous donc, alors ?
– Que la lumière s’éteigne et que la fiancée de M. le prince de Joinville s’endorme, afin que, de mon côté, j’éteigne ma lumière à mon tour et m’endorme aussi, si je puis.
– Et ce n’est sans doute pas la première fois, mon cher prince, que vous assistez ainsi au petit coucher de la demoiselle ?
– Ce n’est point la première fois, mon cousin, et ce ne sera pas la dernière. Voici tantôt quatre mois que je me donne cette innocente distraction.
– À l’insu de Mlle de Saint-André ? demanda d’un air de doute M. l’amiral.
– À son insu, je commence à le croire.
– Mais c’est plus que de l’amour, cela, mon cher prince ; c’est un véritable culte, de l’adoration à la manière de ce que certains navigateurs nous racontent de la religion des Indous pour leurs divinités invisibles.
– Le mot est très juste, mon cher amiral : c’est un véritable culte, et il faut que je sois aussi bon chrétien que je le suis pour ne point m’adonner à cette idolâtrie.
– L’idolâtrie est le culte des images, mon cher prince, et vous ne possédez pas même l’image de votre déesse, peut-être ?
– Ma foi, non, pas même son image, dit le prince ; mais, continua-t-il avec un sourire et en appuyant sa main sur sa poitrine, son image est là, et si bien gravée, par ma foi, que je n’ai pas besoin d’autre portrait que celui qui vit dans ma mémoire.
– Et quelles limites assignez-vous à l’exercice monotone que vous faites ?
– Aucune. Je viendrai ainsi tant que j’aimerai Mlle de Saint-André. Je l’aimerai, selon mon habitude, tant qu’elle ne m’aura rien accordé, et comme, selon toute probabilité, elle ne m’accordera pas de sitôt ce qu’il faudrait qu’elle m’accordât pour que mon amour entrât dans sa période de décroissance, il est probable que je l’aimerai longtemps.
– Quel singulier corps vous êtes, mon cher prince !
– Que voulez-vous ! je suis ainsi fait ; c’est au point que je ne me comprends pas moi-même : tant qu’une femme ne m’a rien accordé, je suis fou furieux d’amour, capable de tuer son mari, son amant, de la tuer, de me tuer moi-même, de faire la guerre pour elle, comme Périclès pour Aspasie, César pour Eunoé, Antoine pour Cléopâtre ; puis, si elle cède...
– Si elle cède ?
– Alors, mon cher amiral, malheur à elle, malheur à moi ! la douche de la satiété tombe sur ma folie et l’éteint.
– Mais quel diable de plaisir trouvez-vous donc à veiller au clair de la lune ?
– Sous les fenêtres d’une jolie fille ? Un plaisir énorme, mon cher cousin. Oh ! vous ne comprenez pas cela, vous, homme grave et austère, qui mettez tout votre bonheur dans le gain d’une bataille ou dans le triomphe de votre foi. Moi, monsieur l’amiral, c’est autre chose : la guerre n’est pour moi qu’une paix entre deux amours, un amour ancien et un amour nouveau. Je crois, en vérité, que Dieu ne m’a mis au monde que pour aimer, que je ne suis pas bon à autre chose. C’est, d’ailleurs, la loi de Dieu. Dieu nous a ordonné d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Eh bien ! excellent chrétien que je suis, j’aime mon prochain plus que moi-même, seulement, je l’aime dans sa plus belle moitié, sous sa forme la plus agréable.
– Mais où donc avez-vous revu Mlle de Saint-André, depuis la foire du landi ?
– Ah ! mon cher amiral, c’est tout une longue histoire, et, à moins que vous ne soyez décidé, malgré la futilité de mon récit, à me tenir compagnie pendant une bonne demi-heure au moins, en bon parent que vous m’êtes, je vous conseille de ne pas insister et de me laisser seul à mes rêveries et à mon dialogue avec la lune et les étoiles, qui, pour moi, sont moins lumineuses que cette lumière que vous voyez briller à travers les fenêtres de ma divinité.
– Mon cher cousin, dit en riant l’amiral, j’ai, pour l’avenir, sur vous des projets que vous ne soupçonnez même pas ; il est donc de mon intérêt de vous étudier sous toutes vos faces ; celle que vous me montrez aujourd’hui me paraît non seulement une face, mais une façade. Voyons, ouvrez-moi toutes vos portes. Voyons, quand je voudrai avoir affaire au vrai Condé, au grand capitaine, voyons celle par laquelle je pourrai entrer, et quand, au lieu du héros que je cherche, je ne trouverai qu’un Hercule filant aux pieds d’Omphale, qu’un Samson dormant sur les genoux de Dalila, voyons celle par laquelle il me faudra sortir.
– Alors il faudra que je vous dise toute la vérité ?
– Toute.
– Comme à un confesseur ?
– Mieux.
– Je vous préviens que c’est une véritable églogue.
– Les plus beaux vers de Virgilius Maro ne sont pas autre chose que des églogues.
– Je commence donc.
– Je vous écoute.
– Vous m’arrêtez quand vous en aurez assez.
– Je vous le promets ; mais je crois que je ne vous arrêterai pas.
– Ah ! grand et sublime politique que vous êtes !
– Savez-vous, mon cher prince, que vous m’avez l’air de railler ?
– Moi ? Ah ! par exemple, vous savez qu’en me disant de ces choses-là, on me ferait sauter dans un gouffre ?
– Allez donc, alors.
– C’était au mois de septembre dernier, après la chasse que MM. de Guise donnèrent à toute la Cour dans le bois de Meudon.
– Je me rappelle n’avoir entendu parler, quoique je n’y fusse pas.
– Alors vous vous rappelez aussi que, à la suite de ces chasses, madame Catherine se rendit avec toutes ses filles d’honneur, son escadron volant, comme on l’appelle, au château de M. de Gondy, à Saint-Cloud ; vous vous le rappelez, car vous y étiez !
– Parfaitement.
– Eh bien ! là, si votre attention ne fut pas détournée par de plus graves sujets, vous vous rappelez encore la collation, une jeune fille fixa, par sa beauté, l’attention de la Cour et particulièrement la mienne : c’était Mlle de Saint-André. Après la collation, pendant la promenade sur le canal, une jeune fille excita, par son esprit, l’admiration de tous les invités et particulièrement encore la mienne : c’était Mllede Saint-André. Enfin, le soir, au bal, tous les yeux, et particulièrement les miens, se tournèrent vers une danseuse dont la grâce sans égale tira des sourires de toutes les lèvres, des murmures flatteurs de toutes les voix, des regards d’admiration de tous les yeux : c’était toujours Mlle de Saint-André. Vous rappelez-vous cela ?
– Non.
– Tant mieux ! car, si vous vous le rappeliez, ce ne serait point la peine que je vous le racontasse. Vous comprenez bien que la flamme allumée timidement dans mon cœur à l’auberge du Cheval rouge, devint à Saint-Cloud un foyer dévorant. Il en résulta que, le bal terminé, rentré dans la chambre qui m’avait été assignée et qui était placée au premier, au lieu de me coucher, de fermer les yeux et de m’endormir, je me mis à la fenêtre et commençai, en songeant à elle, à tomber dans une douce rêverie. J’y étais plongé tout entier, depuis combien de temps, je n’en sais rien, lorsque, à travers le voile que les amoureuses pensées étendaient devant mes yeux, je crus voir s’agiter un être vivant, presque aussi immatériel que cette brise qui passait en agitant mes cheveux ; c’était quelque chose de léger comme une vapeur condensée, une ombre blanche et rose qui glissait à travers les allées du parc et qui, justement, vint s’arrêter au-dessous de ma fenêtre et s’appuyer au tronc de l’arbre dont le feuillage venait balayer ma jalousie fermée. Je reconnus, ou plutôt je devinai que la belle fée nocturne n’était autre que Mlle de Saint-André, et j’allais très vraisemblablement sauter par la fenêtre pour arriver plus tôt près d’elle et tomber plus promptement à ses pieds, lorsqu’une seconde ombre, moins rose et moins blanche que la première, mais presque aussi légère, franchit l’espace qui séparait un côté de l’allée de l’autre côté. Cette ombre était évidemment du sexe masculin.
– Ah ! ah ! murmura l’amiral.
– C’est justement la même exclamation que je me permis, dit Condé ; mais les doutes injurieux qui venaient de naître dans mon esprit sur la vertu de Mlle de Saint-André ne furent point de longue durée ; car les deux ombres s’étant mises à gazouiller, et le bruit des voix montant à moi à travers les branches des arbres et les interstices des jalousies, de même que j’avais reconnu les acteurs de la scène qui se jouait à vingt pieds au-dessous de moi, j’entendis ce qu’ils disaient.
– Et quels étaient les acteurs ?
– Les acteurs étaient Mlle de Saint-André et le page de son père.
– Et il était question ?
– Il était tout simplement question d’une partie de pêche pour le lendemain au matin.
– Une partie de pêche ?
– Oui, mon cousin ; Mlle de Saint-André est fanatique de la pêche à la ligne.
– Et c’était pour arranger une partie de pêche que, à minuit ou une heure du matin, une jeune fille de quinze ans et un jeune page de dix-neuf ans s’étaient donné rendez-vous dans ce parc ?
– J’en doutais comme vous, mon cher amiral, et je dois dire que ce jeune page parut fort désappointé, lorsque, accouru tout bouillant et tout plein d’une autre espérance sans doute, il apprit de la bouche même de Mlle de Saint-André qu’elle ne lui avait donné rendez-vous que dans le dessein de le prier de se procurer deux lignes, une pour elle, une pour lui, avec lesquelles elle l’invitait à se trouver, à cinq heures du matin, sur les bords du canal. Il échappa même au jeune page de dire :
« – Mais, mademoiselle, si c’était dans le seul dessein de me demander une ligne que vous m’avez fait venir, il était inutile, pour une chose aussi simple, de faire un si grand mystère.
« – Et c’est ce qui vous trompe, Jacques, répondit la jeune fille : je suis, depuis que les fêtes ont commencé, si adulée, si fêtée, entourée de tant de flatteurs et d’adorateurs, que, si je vous avais demandé une ligne, et que par malheur, mon intention eût été connue, j’eusse trouvé ce matin, à cinq heures, les trois quarts des seigneurs de la Cour, y compris M. de Condé, m’attendant au bord du canal, ce qui, vous devez bien le penser, eût effarouché les poissons, au point que je n’eusse pas pris le plus petit goujon. Or, c’est ce que je n’ai pas voulu ; je veux faire demain, en votre seule compagnie, ingrat que vous êtes, une pêche miraculeuse.
« – Oh ! oui, mademoiselle, dit le jeune page ; oh ! oui, je suis un ingrat.
« – Ainsi c’est convenu, Jacques, à cinq heures.
« – J’y serai à quatre heures, mademoiselle, avec deux lignes.
« – Mais vous ne pêcherez pas avant moi et sans moi, Jacques ?
« – Oh ! Je vous promets de vous attendre.
« – C’est bien. Tenez, pour votre peine, voici ma main.
« – Ah ! mademoiselle, s’écria le jeune homme en se jetant sur cette main coquette et en la couvrant de baisers.
« – Tout beau ! dit alors la jeune fille en retirant sa main ; je vous ai permis de l’embrasser, mais non de l’embraser. Allons, c’est bien ! bonne nuit, Jacques ! À cinq heures, au bord du grand canal.
« – Ah ! venez-y quand vous voudrez, mademoiselle, j’y serai, je vous le promets.
« – Allez, allez ! dit Mlle de Saint-André en lui faisant signe de la main.
« Le page obéit à l’instant même sans répliquer, comme un génie obéit à l’enchanteur dont il dépend.
En moins d’une seconde, il avait disparu.
« Mlle de Saint-André resta un moment derrière lui ; puis, s’étant assurée que rien ne troublait le silence de la nuit ni la solitude du jardin, elle disparut à son tour, croyant n’avoir été vue ni entendue.
– Vous êtes sûr, mon cher prince, que la fine mouche ne vous devinait pas à votre fenêtre ?
– Ah ! mon bon cousin, voilà que vous allez m’enlever mes illusions.
Alors, se rapprochant de l’amiral :
– Eh bien ! profond politique que vous êtes, il y a des moments où je n’en jurerais pas.
– De quoi ?
– Qu’elle m’avait vu, et que cette ligne, cette partie de pêche, ce rendez-vous à cinq heures du matin, n’a été qu’une comédie.
– Allons donc !
– Oh ! je ne nie jamais lorsqu’il s’agit d’une tromperie féminine, dit le prince, et plus jeune et plus naïve est la femme, moins je nie ; mais convenez, mon cher amiral, que, s’il en est ainsi, c’est une fort habile personne.
– Je ne vous dis pas le contraire.
– Vous comprenez bien que, le lendemain, à cinq heures, j’étais embusqué aux environs du grand canal. Le page avait tenu parole. Il était là avant le jour. Quant à la belle Charlotte, elle avait paru comme l’aurore, un instant avant le soleil, et de ses doigts de rose avait pris aux mains de Jacques une ligne tout amorcée. Un instant, je me demandai pourquoi elle avait eu besoin d’un compagnon de pêche ; mais bientôt je compris que des doigts si charmants ne pouvaient se compromettre à toucher les affreux animaux qu’elle eût été obligée d’attacher aux hameçons et même ceux qu’elle eût été obligée de détacher, si le page n’eût point été là pour lui épargner cette répugnante besogne ; de façon que, de cette partie de pêche qui dura jusqu’à sept heures, il ne resta à la belle et élégante jeune fille que le plaisir, et il dut être grand, car, par ma foi, les jeunes gens prirent à eux deux une magnifique friture.
– Et vous, que prîtes-vous, mon cher prince ?
– Un très gros rhume, attendu que j’avais les pieds dans l’eau et un amour féroce dont vous voyez les suites.
– Et vous croyez que la petite péronnelle vous ignorait là ?
– Eh ! mon Dieu ! mon cousin, peut-être m’y savait-elle ; mais, en vérité, en tirant à elle son poisson, elle arrondissait le bras de si bonne grâce, en s’approchant du bord du canal, elle relevait sa robe avec tant de coquetterie, que ce bras et cette jambe me feraient tout pardonner, puisque, si elle me savait là, c’est pour moi alors qu’elle faisait toutes ces charmantes gentillesses, et non pour le page, attendu que j’étais à sa droite, et que c’était le bras droit qu’elle arrondissait et la jambe droite qu’elle mettait à l’air. En somme, mon cher amiral, je l’aime, si elle est naïve ; mais, si elle est coquette, c’est bien pis : je l’adore ! Vous voyez que, de façon ou d’autre, je suis bien malade.
– Et depuis ce temps ?
– Depuis ce temps, mon cousin, j’ai revu ce bras charmant, j’ai revu cette jambe, mais de loin, sans jamais pouvoir rejoindre la maîtresse de ces charmants trésors, qui, dès qu’elle m’aperçoit d’un côté, je dois lui rendre cette justice, s’enfuit de l’autre.
– Et quel sera le dénouement de cette passion muette ?
– Eh ! mon Dieu ! demandez à plus savant que moi, cher cousin ; car, si cette passion est muette, comme vous le dites, elle est en même temps sourde et aveugle. c’est-à-dire qu’elle n’écoute aucun conseil et qu’elle ne voit pas, et surtout ne veut pas voir au-delà de l’heure présente.
– Mais vous devez cependant, mon cher prince, dans un avenir quelconque, espérer une récompense à ce servage exemplaire ?
– Naturellement ; mais c’est dans un si lointain avenir, que je n’ose y regarder.
– Eh bien, croyez-moi, n’y regardez pas.
– Pourquoi cela, monsieur l’amiral ?
– Parce que vous n’y verriez rien et que cela vous découragerait.
– Je ne vous comprends pas.
– Eh ! mon Dieu, c’est pourtant bien facile à comprendre ; mais, pour cela, il faut m’écouter.
– Parlez, monsieur l’amiral.
– Attendez-vous à une chose, mon cher prince.
– Lorsqu’il s’agit de Mlle de Saint-André, je m’attends à tout.
– Je vais vous dire la vérité sans détour, mon cher prince.
– Monsieur l’amiral, j’ai depuis longtemps pour vous la tendresse respectueuse que l’on a pour un frère aîné, et le tendre dévouement que l’on a pour un ami. Vous êtes le seul homme du monde auquel je reconnaisse le droit de me conseiller. C’est vous dire que, loin d’appréhender la vérité de votre bouche, je la sollicite humblement. Parlez !
– Merci, prince ! répondit l’amiral en homme qui comprenait les influences puissantes que les choses d’amour pouvaient avoir sur un tempérament comme celui de M. de Condé, et qui, par conséquent, attachait une importance grave aux choses, que, chez un autre que le frère du roi de Navarre, il eût traitées de frivolités ; merci ! et, puisque vous me faites si beau jeu, voici la vérité toute nue : Mlle de Saint-André ne vous aime pas, mon cher prince ; Mlle de Saint-André ne vous aimera jamais.
– Ne seriez-vous point un peu astrologue, monsieur l’amiral ? Et, pour me faire une si méchante prédiction, auriez-vous d’aventure interrogé les astres sur mon compte ?
– Non. Mais savez-vous pourquoi elle ne vous aimera point ? ajouta l’amiral.
– Comment voulez-vous que je sache cela, puisque je mets tout en usage pour être aimé d’elle ?
– Elle ne vous aimera pas, parce qu’elle n’aimera jamais personne, pas plus ce petit page que vous : c’est un cœur sec, une âme ambitieuse. Je l’ai connue tout enfant, et, sans avoir la science d’astrologie que vousme supposiez tout à l’heure, je me suis prédit à moi-même qu’elle jouerait un jour un rôle dans cette grande maison de débauche que nous avons sous les yeux,
Et, avec un geste de suprême mépris, l’amiral montrait le Louvre.
– Ah ! ah ! fit M. de Condé, ceci, c’est un autre aspect, sous lequel je ne l’ai point vue encore.
– Elle n’avait pas encore huit ans qu’elle jouait à la courtisane consommée, à l’Agnès Sorel ou à la Mme d’Estampes ; ses jeunes amies lui mettaient un diadème de carton sur la tête et la promenaient autour de l’hôtel en criant : « Vive la petite reine ! » Eh bien ! elle a gardé, des premiers jours de sa vie de jeune fille, le souvenir de cette royauté d’enfant. Elle prétend aimer M. de Joinville, son fiancé : elle ment ! Elle en a l’air ; savez-vous pourquoi ? C’est parce que le père de M. de Joinville, M. de Guise, mon ancien ami, aujourd’hui mon ennemi acharné, sera, si on ne l’arrête, roi de France avant peu.
– Ah ! diable ! c’est votre conviction, mon cousin ?
– Sincère, mon cher prince : d’où je conclus que votre amour pour la belle demoiselle d’honneur de la reine est un amour malheureux, et dont je vous adjure de vous défaire au plus vite.
– C’est votre avis ?
– Et je vous le donne du fond du cœur.
– Et moi, mon cousin, je commence par vous dire que je le reçois comme il est donné.
– Seulement, vous ne le suivrez pas ?
– Que voulez-vous ! mon cher amiral, on n’est pas maître de ces choses-là.
– Cependant, mon cher prince, par le passé, jugez l’avenir.
– Eh bien ! oui, je confesse que, jusqu’à présent, elle n’éprouve pas une sympathie bien violente pour votre serviteur.
– Et vous pensez que cela ne peut durer. Ah ! je sais que vous avez bonne opinion de vous-même, mon cher prince.
– Eh ! vraiment, ce serait donner aux autres un trop beau champ à nous mépriser que de se mépriser soi-même. Mais ce n’est point cela. Cette tendresse qu’elle n’a pas pour moi, vous ne pouvez empêcher que je ne l’aie malheureusement, moi, pour elle. Cela vous fait hausser les épaules. Qu’y voulez-vous faire ! Suis-je libre d’aimer ou de n’aimer pas ? Si je vous disais : « Vous avez tenu le siège de Saint-Quentin pendant trois semaines avec deux mille hommes contre les cinquante ou soixante mille Flamands et Espagnols du prince Emmanuel-Philibert et du roi Philippe II ; eh bien ! il faut faire à votre tour ce siège ; il y a trente mille hommes dans la place, et vous n’en avez que dix mille » ; refuseriez-vous d’assiéger Saint-Quentin ? Non, n’est-ce pas ?... Pourquoi ? Parce que vous avez, par votre génie éprouvé de la guerre, la certitude qu’aucune place n’est imprenable pour des vaillants. Eh bien ! moi, mon cher cousin, peut-être me vanté-je, mais je crois avoir la science éprouvée de l’amour, comme vous avez le génie éprouvé de la guerre, et je vous dis : « Nulle place n’est imprenable » ; vous m’avez donné l’exemple à la guerre, mon cher amiral, permettez-moi de vous donner l’exemple en amour.
– Ah ! prince ! prince ! quel grand capitaine vous eussiez fait, dit mélancoliquement l’amiral, si, au lieu que des désirs charnels vous missent l’amour au cœur, de hautes passions vous eussent mis l’épée à la main !
– Vous voulez parlez de la religion, n’est-ce pas ?
– Oui, prince, et plût à Dieu qu’il voulût faire de vous un des nôtres, et, par conséquent, un des siens !
– Mon cher cousin, dit Condé avec sa gaieté habituelle, mais en laissant transparaître au fond de cette gaieté la volonté d’un homme qui, sans en avoir l’air, a souvent réfléchi sur ce sujet, vous ne le croirez pas, peut-être, mais j’ai sur la religion des idées pour le moins aussi arrêtées que sur l’amour.
– Que voulez-vous dire ? demanda l’amiral étonné.
Le sourire du prince de Condé disparut de ses lèvres, et il continua sérieusement :
– Je veux dire, monsieur l’amiral, que j’ai ma religion à moi, ma foi à moi, ma charité à moi ; que je n’ai besoin, pour honorer Dieu, de l’intercession de personne, et, tant que vous ne pourrez pas me prouver, mon cher cousin, que votre doctrine nouvelle est préférable à l’ancienne, souffrez que je conserve la religion de mes pères, à moins qu’il ne me prenne fantaisie d’en changer pour faire pièce à M. de Guise.
– Oh ! prince ! prince ! murmura l’amiral, est-ce ainsi que vous allez dépenser ces trésors de force, de jeunesse et d’intelligence que l’Éternel vous a donnés, et ne saurez-vous les employer au profit de quelque grande cause ? Cette haine instinctive que vous avez pour MM. de Guise n’est-elle pas un providentiel avertissement ? Relevez-vous, prince, et, si vous ne combattez pas les ennemis de votre Dieu, combattez au moins les ennemis de votre roi.
– Bon ! dit Condé, voilà que vous oubliez, mon cousin, que j’ai un roi à moi, comme j’ai un Dieu à moi : il est vrai que, autant mon Dieu est grand, autant mon roi est petit. Mon roi, cher amiral, c’est le roi de Navarre, mon frère. Voilà mon vrai roi. Le roi de France ne peut être pour moi qu’un roi d’adoption, un seigneur suzerain.
– Voilà que vous éludez la question, prince ; ce roi, vous vous êtes cependant battu pour lui.
– Mais parce que je me bats pour tous les rois selon mon caprice, comme j’aime toutes les femmes selon ma fantaisie.
– Alors, il est impossible, mon cher prince, de parler sérieusement avec vous d’aucune de ces matières ? demanda l’amiral.
– Si fait, répondit le prince avec une certaine gravité ; en d’autres temps, nous en parlerons, mon cousin, et je vous répondrai à ce sujet. Je me regarderais comme un grand malheureux et comme un piètre citoyen, croyez-moi, si je consacrais ma vie entière au seul service des dames. Je sais que j’ai des devoirs à remplir, monsieur l’amiral, et que l’intelligence, le courage et l’adresse, dons précieux que je tiens du Seigneur, ne m’ont point été donnés seulement pour chanter des sérénades sous les balcons. Mais prenez patience, mon bon cousin et excellent ami ; laissez s’échapper ces premières flammes de la jeunesse ; songez que je n’ai pas encore trente ans, que diable ! monsieur l’amiral, et qu’en l’absence de toute guerre, il me faut bien employer à quelque chose cette énergie que j’ai en moi. Pardonnez-moi donc encore cette aventure, et, puisque je n’ai pas reçu le conseil que vous me donnez, faites-moi le plaisir de me donner celui que je vous demande.
– Parlez, âme folle, dit paternellement l’amiral, et Dieu veuille que le conseil que je vous donnerai vous profite à quelque chose !
– Monsieur l’amiral, dit monsieur le prince de Condé en prenant le bras de son cousin, vous êtes un grand général, un grand stratégiste, sans contredit le premier homme de guerre de notre époque : dites-moi, comment vous y prendriez-vous, à ma place, par exemple, pour pénétrer à cette heure-ci, c’est-à-dire à près de minuit, chez Mlle de Saint-André, pour lui dire que vous l’aimez ?
– Je vois bien, mon cher prince, dit l’amiral, que vous ne serez véritablement guéri que lorsque vous connaîtrez celle à qui vous avez affaire. C’est donc vous rendre un service que de vous aider dans votre folie, jusqu’à ce que cette folie se change en raison. Eh bien, à votre place...
– Chut ! dit Condé rentrant dans l’ombre.
– Et pourquoi cela ?
– Mais parce que qu’il me semble que voilà quelque chose comme un second amoureux qui s’approche de la fenêtre.
– En effet, dit l’amiral.
Et, suivant l’exemple de Condé, il se perdit dans l’obscurité que profilait l’ombre de la tour.
Alors, tous deux, immobiles, retenant leur souffle, ils virent s’approcher Robert Stuart ; ils le virent ramasser la pierre, y attacher un billet, et, pierre et billet, tout lancer à travers la fenêtre éclairée.
Puis ils entendirent le bruit que faisaient les vitres en se brisant.
Puis ils virent l’inconnu, qu’ils avaient pris pour un amoureux, et qui n’était rien moins que cela, on lui rendra cette justice, fuir et disparaître, quand il eut certitude que le projectile lancé par lui était arrivé à son adresse.
– Ah ! par ma foi, dit Condé, sans vous tenir quitte, mon cher cousin, de votre conseil pour une autre fois, je vous en remercie pour aujourd’hui.
– Comment cela ?
– Mais parce que voilà mon moyen tout trouvé.
– Lequel ?
– Eh ! pardieu ! c’est bien simple ; cette fenêtre brisée, c’est celle du maréchal de Saint-André, et elle n’est certes pas brisée à bonne intention.
– Eh bien ?
– Eh bien, je sortais du Louvre ; j’ai entendu le bruit que faisait cette fenêtre en éclatant, j’ai craint que ce fût le résultat de quelque complot ourdi contre le maréchal, et, par ma foi, malgré l’heure avancée de la nuit, je n’ai pu y résister, et suis monté, tant est grand l’intérêt que je lui porte, pour demander s’il ne lui était pas arrivé malheur.
– Fou ! fou ! triple fou ! dit l’amiral.
– Je vous demandais un conseil, mon ami ; m’en auriez-vous donné un meilleur ?
– Oui.
– Lequel ?
– De n’y point aller.
– Mais, vous le savez, celui-là, c’est le premier, et je vous ai dit que je ne voulais pas le suivre.
– Eh bien, soit ! Allons chez le maréchal de Saint-André.
– Alors vous venez avec moi ?
– Mon cher prince, quand on ne peut empêcher un fou de faire ses folies, et qu’on aime ce fou comme je vous aime, il faut se mettre de moitié dans cette folie pour tâcher qu’il en tire le meilleur parti possible. Allons chez le maréchal.
– Mon cher amiral, vous me direz à quelle brèche il faut monter, à travers quelle arquebusade il faut passer, pour vous suivre, et, à la première occasion, je ne vous suivrai pas, je vous devancerai.
– Allons chez le maréchal.
Et tout deux se dirigèrent vers la grande entrée du Louvre, où l’amiral, après avoir donné le mot de passe, entra, suivi du prince de Condé.